Hélène

 

lithographie de Georges Rochegrosse pour la partition (1904)

 

 

 

Drame lyrique en un acte, livret et musique de Camille SAINT-SAËNS (composée en 1903).

 

 

   partition

 

 

Camille Saint-Saëns en 1905 [photo de l'Art Nouveau]

 

 

Création l'Opéra de Monte-Carlo le 18 février 1904.

 

 

Première à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 18 janvier 1905.

Mise en scène d’Albert Carré. Décors de Lucien Jusseaume. Costumes de Charles Bianchini.

7 représentations à l’Opéra-Comique au 31 décembre 1950.

 

 

Première au Théâtre National de l'Opéra (Palais Garnier) le 20 juin 1919.

Mise en scène d'Emile Merle-Forest. Costumes de Maxime Dethomas.

7e représentation à l’Opéra le 29 décembre 1919, avec les créateurs.

Autres interprètes au Palais Garnier :

Pallas : Mmes Ketty LAPEYRETTE (1919), Marie-Louise ARNÉ (1919).

Pâris : M. DARMEL (1919).

7 représentations à l’Opéra au 31 décembre 1961.

 

 

 

personnages

emplois

Monte-Carlo

18 février 1904

création

Opéra-Comique

18 janvier 1905

1re

Opéra de Paris

20 juin 1919

1re

Hélène soprano Mmes Nellie MELBA Mmes Mary GARDEN Mmes Marcelle DEMOUGEOT
Vénus soprano Louise BLOT Andrée SAUVAGET Madeleine BUGG
Pallas contralto Meyriane HÉGLON-LEROUX RIVAL Jacqueline ROYER
Pâris ténor MM. Albert ALVAREZ MM. Edmond CLÉMENT MM. Paul FRANZ
Spartiates, Nymphes, Troyens et Troyennes        
Chef d'orchestre   Léon JEHIN Alexandre LUIGINI Camille CHEVILLARD

 

 

 

 

la scène finale d'Hélène (Hélène et Pâris naviguent vers Troie en chantant leur amour), lors de la première d'Hélène à l'Opéra-Comique (composition originale de René Lelong)

 

 

 

L’Opéra-Comique a mis à son répertoire Hélène, drame lyrique en 2 actes de Camille Saint-Saëns, dont le théâtre de Monte-Carlo avait, en 1904, donné la primeur et dont d'excellentes représentations eurent lieu, l'été dernier au Covent-Garden de Londres. Le succès a accueilli cette nouvelle initiative de M. Albert Carré, de laquelle l'article suivant dit tout le mérite.

 

Camille Saint-Saëns a écrit lui-même sur son œuvre, dans un article publié dernièrement dans le Figaro, ces lignes excellentes qui en résument à la fois la conception et l'affabulation :

« Il y a longtemps, bien longtemps, j'avais eu cette vision : Hélène fuyant dans la nuit, arrivant, brisée, à bout de forces, au bord de la mer, loin de son palais, rejointe par Pâris ; la scène de passion, la résistance enfin vaincue, la fuite suprême des deux amants après une lutte désespérée...

Car jamais je n'ai pu voir dans Hélène la femme simplement amoureuse. C'est l'esclave du Destin, la victime d'Aphrodite immolée par la déesse à sa gloire, le prix de la Pomme d'or ; c'est une haute figure dont la faute n'éveille pas la raillerie, mais plutôt une sorte de terreur sacrée. Voyez-la sur les remparts d'Ilion, dans cette ville sur laquelle sa présence appelle la ruine et le massacre ; quand elle passe, les vieillards troyens se lèvent et la saluent. Plus tard, nous la retrouvons chez son époux, faisant en reine les honneurs de son palais, et personne ne songe à lui reprocher son passé, son abandon, les années vécues à Troie, tant de Grecs morts pour elle ! la fille de Zeus ne trouve sur ses pas que des égards et des respects.

J'avais donc fait le rêve de peindre en musique l'hégire des deux amants ; mais on sait comment la parodie s'en était emparée, avec quel bonheur et quel succès. Faire prendre au sérieux ces personnages d'épopée devenus comiques, de longtemps il n'y fallait pas songer ; j'avais remis ce projet à des temps ultérieurs, et, le temps ayant passé, le projet était sorti de ma mémoire.

Il a suffi d'une demande de M. Gunsbourg, repoussée d'abord, puis reprise avec insistance, pour réveiller mes souvenirs et me montrer de nouveau Hélène et Pâris, plus vivants que jamais.

J'eus d'abord l'intention — idée de paresseux, je l'avoue — de prendre un collaborateur ; mais quoi ? un collaborateur aurait voulu peut-être ajouter ses idées aux miennes, ôter à ma conception sa simplicité ; et je pris le parti de travailler seul.

Seul ! pas tout à fait. A l'exemple de nos classiques, j'ai pris pour auxiliaires Homère, Théocrite, Eschyle, Virgile, Ovide même ; les érudits feront aisément la part de ce qui leur revient dans Hélène. Sans Virgile, aurais-je osé cette description du palais de Priam, ces toits dorés, ces cours revêtues d'airain poli et brillant, ornées de statues éclatantes, probablement polychromes, cet ensemble qui rend presque vraisemblables les architectures étranges de Gustave Moreau ? Aurais-je osé le vers :

 

          Dans le sang de ses fils Priam est égorgé. »

 

Camille Saint-Saëns, en mettant à la scène, après bien d'autres, l'énorme, délicieuse et tragique figure d'Hélène, lui a gardé sa vérité traditionnelle. Il n'a vu en elle que ce qu'y admiraient et plaignaient à la fois les vieillards troyens : une victime qui courbe la tête sous le joug de l'inexorable Aphrodite. Il l'a regardée avec les yeux de Priam lui-même qui considéra l'épouse infidèle de Ménélas comme sa propre fille ; à travers la douleur indulgente du peuple d'Ilion qui se résignait, émerveillé, à mourir pour un si bel objet. Il l'a chérie dans son destin véritable, qui fut le plus funeste et le plus beau, et que seule une femme vindicative et jalouse fut assez courageuse ou assez vile pour interrompre mortellement. On sait qu’après avoir épousé le frère de Pâris, Déiophobe, qu'elle livra aux Grecs lors de la prise de Troie ; puis après avoir été successivement pardonnée par Ménélas et chassée par les fils naturels de celui-ci, elle fut tuée par les ordres de Polyxa, reine d'Argos. Celle qui devait rester pour les Grecs le type même de la Beauté et dont Euripide fit une étoile mourut ignominieusement, étouffée dans un bain, puis pendue à un arbre.

Les traits caractéristiques d'Hélène, le maître musicien les a condensés, par anticipation pourrait-on dire, dans la grande scène où elle nous apparaît meurtrie, désespérée, prête à mourir pour échapper à l'amour coupable qui commence à l'envahir et qui la fait la victime des Dieux. Elle sait d'ailleurs la vanité de toute lutte. Vénus est apparue soudain, lui enjoignant de subir sa volonté, et malgré que Pallas vienne évoquer à ses yeux le tableau de Troie finissant dans le carnage et l'incendie, elle suivra Pâris, en résignée et en amoureuse.

La musique s'est assouplie admirablement aux phases successives de cette action qui ne saurait, à aucun moment, se projeter en violence dramatique ; et l'on s'émerveille de voir avec quelle sûreté de touche M. Saint-Saëns suscite l'atmosphère que réclame le tableau qu'il déploie sous nos yeux. Les couleurs de sa palette instrumentale se renouvellent d'une scène à une autre. Douloureuse et angoissée dans le monologue d'Hélène, son inspiration, dans l'apparition de Vénus, dans les supplications de Pâris, dans le duo des amants et leur départ vers Troie, se déroule en une abondance mélodique tout ardente de volupté ; tandis que, d'autre part, le tableau de l'apparition de Pallas, par sa sombre couleur harmonique et ses montées chromatiques, répand la terreur et l'épouvante.

On n'a jamais poussé plus loin que M. Saint-Saëns la connaissance des facultés expressives des timbres, ni mieux su distribuer les groupes sonores. Alors même qu'il a recours aux combinaisons instrumentales ou harmoniques les plus inattendues, aux rythmes ou aux modalités les plus hardies, Camille Saint-Saëns ne cesse jamais de rester un classique dans la parfaite acception du terme. Par toutes ces qualités, Hélène est, parmi les œuvres du maître, une de celles où les musiciens de l'avenir puiseront, comme en une fontaine de Jouvence, le goût de la perfection de la forme.

Mlle Mary Garden, chargée du rôle d'Hélène, créé par Mme Melba, y témoigna d'un sens exquis de l'harmonie et de la mesure dans ses attitudes, comme d'une admirable sûreté vocale et d'une grande intelligence dans l'expression musicale. M. Clément a déployé beaucoup de goût dans le rôle de Pâris, où M. Alvarez, qui le créa, avait dépensé beaucoup de voix. On trouva naturel que Mlle Sauvaget, qu'eût admirée Praxitèle, fût Vénus, et que les prédictions de Pallas fussent clamées par l'excellente voix sonore de Mlle Rival. Et la perfection de l'orchestre de M. Luigini et la splendeur de la mise en scène de M. Albert Carré complétèrent la valeur esthétique de l'œuvre de Saint-Saëns.

 

(Félicien Grétry, Musica, mars 1905)

 

 

l'apparition de Pallas (Mlle Rival) au 3e tableau [à g.] ; l'apparition de Vénus (Mlle Sauvaget) au 2e tableau [à dr.], lors de la première d'Hélène à l'Opéra-Comique (compositions originales de René Lelong)

 

 

 

 

 

Hélène

 

Il y a longtemps, très longtemps, j'avais eu cette vision : Hélène fuyant dans la nuit, arrivant brisée, à bout de forces, au bord de la mer, loin de son palais, rejointe par Pâris, — la scène de passion, la résistance enfin vaincue, la fuite suprême des deux amants après une lutte désespérée...
Car jamais je n'ai pu voir dans Hélène la femme simplement amoureuse : c'est l'esclave du Destin, la victime d'Aphrodite immolée par la déesse à sa gloire, le prix de la Pomme d'or ; c'est une grande figure dont la faute n'éveille point la raillerie, mais plutôt une sorte de terreur sacrée. Voyez-la sur les remparts d'Ilion, de cette ville sur laquelle sa présence appelle la ruine et le massacre : quand elle passe, les vieillards troyens se lèvent et la saluent. Plus tard, nous la retrouvons chez son époux, faisant en reine les honneurs de son palais, et personne ne songe à lui reprocher son passé, son abandon, les années vécues à Troie, tant de Grecs morts pour elle ! La fille de Zeus ne trouve sur ses pas que des égards et des respects.
J'avais donc fait le rêve de peindre en musique l'hégire des deux amants ; mais on sait comment la parodie s'en était emparée, avec quel bonheur et quel succès. Faire prendre au sérieux ces personnages d'épopée devenus comiques, de longtemps il n'y fallait pas songer ; j'avais remis ce projet à des temps ultérieurs et le temps ayant passé, le projet était sorti de ma mémoire.
Il a suffi d'une demande de M. Gunsbourg, repoussée d'abord, puis reprise avec insistance, pour réveiller mes souvenirs, et me montrer de nouveau Hélène et Pâris plus vivants que jamais.
J'eus d'abord l'intention, — idée de paresseux, je l'avoue, — de m'adjoindre un collaborateur ; mais quoi ? un collaborateur aurait voulu peut-être ajouter des idées aux miennes, ôter à ma conception sa simplicité ; je pris le parti de travailler seul.
Seul ! Pas tout à fait, A l'exemple de nos classiques, j'ai pris pour auxiliaire Homère, Théocrite, Eschyle, Virgile, Ovide même. Les érudits feront aisément la part de ce qui leur revient dans Hélène. Sans Virgile, aurais-je osé cette description du palais de Priam, ces toits dorés, ces murs revêtus d'airain poli et brillant, ornés de statues éclatantes, probablement polychromes, cet ensemble qui rend presque vraisemblable ces architectures étranges de Gustave Moreau ! Aurais-je osé le vers :

          Dans le sang de ses fils Priam est égorgé ?
 

***


Mes notes prises, mon scénario tracé, il ne s'agissait plus que de se mettre à l'œuvre. J'étais alors au Caire l'hôte de S. A. le prince Mohammed Aly Pacha, frère du Khédive, jouissant d'une entière liberté, d'un calme que n'osaient troubler les visiteurs effrayés par d'énormes gaillards superbement costumés et formidablement armés, gardiens de la porte du palais.
Il me serait impossible de dire comment je trouvai, avant toute parole, la première phrase musicale sur laquelle je dus ensuite adapter les vers :

          Des astres de la nuit tes yeux ont la clarté !

J'en étais là quand la direction du théâtre Khédival eut l'idée de donner un grand concert au bénéfice des marins bretons et de le composer entièrement de mes œuvres.
Me voilà tout à coup engagé dans des conférences et des répétitions, forcé de me « mettre en doigts » pour payer de ma personne dans cette solennité. Tout cela était incompatible avec un travail dans sa période initiale et critique. Je plantai là Hélène bien à regret, et quand plus tard je voulus me remettre à la besogne, ce n'était plus possible : j'étais désorienté, désaccordé ! Il me fallut quitter mon délicieux séjour du Caire pour aller chercher au milieu du désert, dans la thébaïde d'Ismaïlia, bain de lumière et de silence, ce qu'on est convenu d'appeler l'inspiration : Ismaïlia, séjour préféré du prince d'Arenberg, est un lieu divin.
C'est la beata solitudo tempérée par un groupe de gens très civilisés des deux sexes, employés de l'administration du Canal de Suez, entourés de leur famille, petite colonie d'élite qui comptait dans son sein jusqu'à deux poètes de talent ! Et comme ces aimables gens sont fort occupés, ils peuplent la solitude sans la troubler.
En douze jours j'avais écrit mon poème et bientôt je m'embarquai à Port-Saïd pour rentrer à Paris, où m'attendaient les préparatifs d'une reprise d'Henri VIII à l'Opéra. Quand cette reprise fut effectuée, je me trouvai fatigué. Mon « instrument à composer » ne fonctionnait plus ; il me fallut huit jours de repos à Biarritz, huit autres à Cannes, pour le remettre en état. Alors je me souvins que la ville balnéaire d'Aix-en-Savoie était adossée à une montagne fleurie, entourée d'un merveilleux panorama, d'accès facile, grâce à un chemin de fer à crémaillère, et j'allai m'installer sur le mont Revard où j'esquissai presque entièrement la musique d'Hélène achevée à Paris.
C'est ainsi qu'il faudrait travailler toujours dans le calme et le silence, à l'abri des distractions et des importuns, réconforté par les grands spectacles de la nature, entouré de fleurs et de parfums. Ainsi pratiqué, le travail est plus qu'un plaisir, c'est une volupté. On a remarqué une analogie entre l'apparition de Pallas dans Hélène et celle de Brünnhilde au second acte de la Walkyrie ; ces analogies ne m'avaient pas échappé, mais il ne m'a pas été possible de l'éviter.
Hélène appelle à son secours son père Zeus. Que peut-il faire ? venir lui-même ? ce serait une apparition formidable qui briserait le cadre. Lui envoyer Mercure, le messager ? les anciens l'auraient peut-être admis, car Mercure conduit les âmes aux enfers ; mais pour nous, Hermès est un dieu léger de caractère comme d'allure ; on ne le voit pas bien menaçant et terrible, prédisant une catastrophe. Au contraire, comme ce rôle échoit naturellement à Pallas, antithèse vivante de Cythérée, fille de Zeus comme Hélène, il n'y avait pas à hésiter.
En art, quand la logique ordonne, il faut lui obéir, sans s'inquiéter d'autre chose. Certes, il est fâcheux de se trouver aux prises avec une des plus belles scènes qui soient au théâtre ; il le serait plus encore de reculer devant une analogie qu'on n'a pas cherchée, et qui s'impose par la force des choses.
Hélène et Pâris, Samson et Dalila, Adam et Eve, au fond, c'est toujours le même drame : la tentation triomphante, l'attrait irrésistible du fruit défendu.
Tout en protestant pour la forme, nous avons pour les vaincus des trésors d'indulgence et même de sympathie.
L'Eglise elle-même se réjouit de la faute d'Adam, O felix culpa ! qui a rendu nécessaire la Rédemption, base de la religion chrétienne.
Supposez qu'Hélène et Pâris, terrifiés par les prédictions de Pallas, se disent un éternel adieu, ils emporteraient notre estime, ils ne nous intéresseraient plus. Qui s'est jamais intéressé à Ménélas ?
Cette situation, qui remonte au paradis terrestre, est inquiétante ; il y a là un problème qu'on n'est point parvenu à résoudre jusqu'à présent. Peut-être l'état civilisé dont nous sommes si fiers, très récent par rapport à l'âge de l'humanité, n'est-il qu'un état transitoire, une marche vers un état supérieur où ce qui nous semble obscur nous paraîtra clair, où certaines choses qui nous semblent essentielles ne seront plus que des mots. Espérons. Comme le dit Carmen, cette autre incarnation de la même idée, il est toujours permis d'espérer.

 

(Camille Saint-Saëns, Au courant de la vie, 1914)

 

 

 

 

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